
Légende de la Singine
Le musicien de Plasselb
02
Ce personnage mérite d’être présenté à nos lecteurs, car il ne ressemble point à ses confrères et toute son histoire est comme une merveilleuse légende.
Ce n’est point au milieu des rues bruyantes de Plasselb qu’on le rencontrait jadis, car n’ayant nulle envie d’apparaître sur les grands théâtres, cet artiste préférait le calme à l’agitation. Son endroit de prédilection était le modeste hameau de Sagenboden. Là, dans une vieille cabane remplie de reliques des anciens temps, se réunissaient fréquemment les pâtres du voisinage. Ils passaient ensemble de longues heures de la soirée causant et fumant, se racontant gravement les choses d’autrefois. A eux se joignant souvent les brûleurs de potasse, quelques botanistes et quelques touristes : tous contribuaient à entretenir la gaîté générale.
Tout à coup, quand les conversations étaient les plus captivantes et les rires les plus bruyants, tout à coup se montrait un petit homme singulier et de provenance mystérieuse. Il entrait sans frapper et sans saluer. Nul n’osait le repousser, de crainte d’une vengeance. Une figure pâle et jaunâtre, des yeux très enfoncés, d’un gris cendre, clignotant fiévreusement, des cheveux rouges et touffus, négligés et hérissés comme une crinière, une calotte jadis verte sur la tête, une blouse grise que la génération précédente lui avait transmise, un pantalon étroit et long, d’une étoffe bleu clair, enfin de courtes bottes faites pour d’autres pieds, tout lui donnait un aspect étrange, comique pour ses familiers, presque redoutable pour les derniers venus dans cette société si mélangée. Celle-ci l’avait surnommé le « musicien », parce que sous son bras s’abritait constamment un violon. D’ordinaire, ne voulant personne gêner, il se tenait coi et taciturne dans le coin le plus retiré de la chambre ; si la saison était froide, il demeurait blotti près du poêle, comme un paresseux matou, tantôt accroupi, tantôt agenouillé. Voulait-on l’arracher à son silence et à sa mélancolie, il suffisait de lui donner un morceau de pain, une assiette de soupe ou un petit verre de chaude liqueur. Alors, sa reconnaissance s’exprimait en quelques mots saccadés et rudes, empruntés à quelque idiome à moitié barbare et inintelligible même pour les meilleurs élèves des écoles du troisième arrondissement. Ce que chacun comprenait mieux, c’étaient les notes variées et les accents harmonieux qu’il obtenait de son inséparable instrument, tantôt pour accompagner des chansons pleines d’entrain et de tendresse, tantôt pour provoquer à la danse, réjouissance si chère même à la jeunesse allémanique. Dans ce dernier cas, les campagnards, vieux ou imberbes, se levaient tous comme un seul homme. Aussitôt toute la maison se mettait à trembler, comme violemment secouée par les sauts et soubresauts d’un groupe considérable emporté dans une valse bruyante ou dans une polka vertigineuse. Bientôt des tourbillons de poussière flottaient dans les appartements vermoulus et se confondaient avec les nuages noirs vomis par vingt grosses pipes. Enfin un moment arrivait, trop vite pour les amateurs, où les gymnastes aveuglés et exténués s’arrêtaient soudain, frappant de leurs lourds pieds et de leurs souliers ferrés un dernier coup sur le plancher retentissant. A ce signal, le calme se rétablissait, mais les yeux cherchaient vainement ensuite le musicien : il avait disparu, sa mission étant terminée. Ces scènes touchantes n’ont point traversé les âges. Malin comme tous ses collègues et voulant se maintenir à la hauteur des progrès du siècle, le musicien a entrevu dans le lointain les règlements sur les danses et les bénichons. Alors s’éloignant de la montagne et disant adieu aux ruraux, il s’est transporté avec son violon auprès des citadins. Les nouveaux succès qu’il a obtenus prouvent qu’il était fait pour les cercles de la capitale et pour les salons des hautes couches sociales. Tout Plasselb regrette son départ, mais il n’y retournera point, car que ferait-il là où les soirées dansantes sont interdites ?